VEF Blog

Titre du blog : Résiduels
Auteur : David_Monne
Date de création : 15-01-2014
 
posté le 18-01-2014 à 10:17:03

Michel

« Mais qu'est-ce qu'il fait ce con ! »

 

Le klaxon du bus retentit à deux reprises dans le dos de Michel, assis derrière la cabine du conducteur, qui émergea en sursaut d'une rêverie maussade.

 

Les pointes de ses chaussures de sécurité viraient au gris-marron, et il regretta de les avoir enfilées avant de sortir de chez lui, plutôt que de profiter des vestiaires du sous-sol du stade et ne pas avoir ainsi à faire le trajet avec ces lourdes semelles sous les pieds. Son jean délavé portait quelques tâches de la veille, lorsqu'il s'était débattu pendant le match avec un sanitaire inondé, quelque joyeux supporter ayant anonymement déployé sa liesse gastrique à deux mètres à la ronde, ce qui valut à Michel un âcre quart d'heure agenouillé, quelques remarques de virile fraternité, et un inévitable retard, qui ne serait probablement pas payé.

 

Ce matin là, les gradins étaient à déblayer, avec sûrement une bonne partie des têtes de la dernière fois, ces jeunes gens vivaces et loquaces, qu'il appréciait individuellement sans pour autant s'intégrer à leur grivoise complicité de groupe, et aux côtés desquels, à la faveur d'un embarras teinté de pitié agacée, conscient qu'il était de sa distinction froide en apparence en face de la joviale coercition de leur chahuteuse convivialité, le temps passait plus lentement, plus péniblement du moins, que s'il eût travaillé seul.

 

Michel tourna la tête contre la vitre. Au défilé des vitrines peuplées de silhouettes blanches et immobiles arborant le dernier cri bigarré de ce qu'il supposait le chic vestimentaire actuel, se superposait le reflet anguleux de son visage.

 

Une fin de début de grisonnement courait de ses tempes et s'éparpillait sur sa courte chevelure brun foncé ; de larges rides se creusaient en éventail aux rebords de ses yeux bleu déteint plissés dans le soleil ; ses lèvres se serraient dans une fine renfrognure au dessus d'un menton proéminent, entre ses joues piquetées d'un duvet inégal.

 

Le bus freina nerveusement devant la station de la gare.

 

Le ciel était généreux ce matin, et une longue éclaircie perdurait sur le trajet entre la station Tribo et le stade. Une haie de buissons fleuris répandait le long du trottoir de faibles parfums. Michel prenait son temps. Deux de ses collègues, des gosses, le devançaient d'une dizaine de mètres.

 

L'immense structure ovale apparut au tournant du chemin qui aboutissait sur l'avenue.

 

S'ils pouvaient le rappeler régulièrement, Michel s'en contenterait. Ça faisait mal au dos, mais avec sa ceinture de maintien, ça passait. Il avait connu pire, et à son âge il ne lui fallait plus espérer grand chose.

 

Ce qui le troublait en revanche, c'était l'espoir de ces jeunes d'être embauché. Bien-sûr qu'il n'y a pas de sot métier, mais Michel avait déjà vu un tel enthousiasme se heurter à la condition de tel ou tel étudiant de passage qui, en se présentant, présentait à cette jeunesse désœuvrée un amer miroir qui les rendait momentanément copieusement véhéments à propos des tâches qui leur incombaient ici, du moins quand José n'était pas là.

 

Michel pouvait parfaitement comprendre cette contradiction. Il n'en était pas moins agacé lorsque ces gamins se permettaient d'exprimer tout haut, avec cette insolence banlieusarde, ce que lui-même refoulait tant bien que mal, tout en étant favorisés par leur jeunesse et leur dynamisme pour un éventuel CDI.

 

Ses trente années de chaudronnerie faisaient bien pâle figure ici. Dire qu'il avait été à deux doigts de passer « petit chef » ! S'est-on jamais senti plus désemparé que lui la première fois qu'on lui mit un sac poubelle et un balai dans les mains ?

 

Le faible éclairage du vaste sous-sol contrastait avec l'éclat du jour qui s'arrêtait net à la porte d'entrée. Michel rejoignit un attroupement de gilets jaune fluo.

 

José avait laissé ses ordres à Florent. La journée serait substantiellement identique aux précédents lendemains de match. Il n'y avait guère que les équipes qui changeaient d'un jour à l'autre, avec quelques invariants qu'on laissait toutefois toujours sur la sellette, sur cette dérisoire sellette.

 

Florent composa soigneusement les équipes. Un brave trentenaire, qu'un léger excès d'autoritarisme rendait cependant importun, tout autant que ses encouragements, qui tendaient vers la flagornerie, lorsqu'il constatait une amélioration, une méthode ou une action imprévue dans le travail qui lui épargnaient des ordres sans doute rébarbatifs.

 

« Michel ! à droite, avec Akim ! »

 

Michel n'eût su dire ce qui l'irritait dans cette façon de valoriser l'initiative et l'efficacité. Peut-être était-ce le dénigrement tacite que l'inverse impliquait, et par lequel il se sentait honteusement concerné. Peut-être était-ce la légère condescendance vis-à-vis d'une action dérisoire, condescendance à laquelle lui-même n'échappait de par son handicap qui le rendait plus lent que les autres, et sa réserve, qu'on prenait pour de la timidité. En tout cas, ça sonnait faux. Dans tous les rapports hiérarchiques qu'il avait eus, les compliments lui avaient toujours sonné plus faux que les reproches.

 

Le passage d'un poids lourd à proximité embauma la réunion.

 

« Allez les gars, on y va maintenant ! On se dépêche ! »